Mais voilà que le vendredi 2 octobre 2020, le vendredi noir de la liberté d’instruction, est arrivée, par la bouche de notre Président, sous la forme d’un “j’ai pris la décision”, une nouvelle qui, depuis, te cause une inquiétude bien plus grande, bien plus durable. Une menace forte, qui, si elle se concrétise, ne connaîtra pas de “retour à la normale”. Elle trouble ton sommeil, elle te prive de la quiétude quotidienne qui devait demeurer sans date de péremption. Et tu n’es pas le seul que cela bouleverse : nous-mêmes, tes parents, ton petit frère, tes grands-parents, tes tantes, tes oncles, tes amis. Tous partagent cette inquiétude.
ÉCOLE — Mon fils, mon enfant,
Le jour où tu es né, tu m’as fait venir au monde. Tu étais là, couché sur le côté, en train de découvrir avec calme et étonnement notre monde binaire –toi qui n’avais connu que l’homogénéité prénatale, où n’existent ni chaud, ni froid, ni faim, ni soif– et tu as planté tes grands yeux ouverts dans les miens et m’as fait passer, d’emblée, de dispensable que j’étais à indispensable. Indispensable pour toi, pour ton devenir, pour ta sécurité.
Tu as grandi à ton rythme, passant toutes sortes d’étapes, apprenant à marcher et à parler sans que ces choses te soient enseignées, simplement parce que les autres, autour de toi, les faisaient, et parce que telle est ta disposition. L’enfant devient comme nous le voyons. L’enfant devient comme il nous voit. Voilà qui nous invite à méditer l’un et l’autre.
Je suis ton papa. J’ai 49 ans. Je ne suis jamais allé à l’école. Depuis plusieurs décennies, j’écris des livres, je parcours le monde, invité dans des lieux prestigieux pour, de pair avec des orateurs reconnus, parler d’enfance, de confiance et de liberté. Je me suis mis à travailler avec toutes sortes de scientifiques, transporté par le constat d’une si belle convergence, tous les domaines conduisant à cette même conclusion : l’enfant, en état de confiance, est un géant.
Au quotidien, dans mon travail auprès des professionnels de l’éducation, auprès des parents, auprès des jeunes et des enfants, je tâche de ramener cette confiance, je fais ma part du travail nécessaire à son retour, en ton nom.
Tu portes en toi, comme moi, les traces de l’histoire de tes ancêtres. Ton grand-père, mon papa, aujourd’hui âgé de 96 ans, fait partie des pédagogues les plus réputés de notre époque. Il a, avec son épouse, ma maman, passé 70 ans à observer le développement de milliers d’enfants. La démarche de mes parents, à l’opposé de tout extrémisme, de tout radicalisme, de tout séparatisme, génère une confiance inébranlable en l’enfance et une conviction renforcée du respect qu’on lui doit.
Tes premières vraies angoisses, tu les as vécues cette année, à cause du coronavirus. Les gestes barrières, les masques, le confinement –qui t’a privé de tes amis, de tes grands-parents, de ton habitude et de ton désir d’aller dans le monde à la rencontre des autres. Mais cette angoisse-là, nous savons qu’elle passera, qu’elle a un terme, même si la date n’en est pas connue.
“Le Vendredi noir” de la liberté d’instruction
Mais voilà que le vendredi 2 octobre 2020, le Vendredi noir de la liberté d’instruction, est arrivé, par la bouche de notre Président, sous la forme d’un “j’ai pris la décision”, une nouvelle qui, depuis, te cause une inquiétude bien plus grande, bien plus durable. Une menace forte, qui, si elle se concrétise, ne connaîtra pas de “retour à la normale”. Elle trouble ton sommeil, elle te prive de la quiétude quotidienne qui devait demeurer sans date de péremption. Et tu n’es pas le seul que cela bouleverse : nous-mêmes, tes parents, ton petit frère, tes grands-parents, tes tantes, tes oncles, tes amis. Tous partagent cette inquiétude.
Ce qui te trouble me torture.
Tu as peur, et cette peur t’arrive par ceux censés te protéger ; nos instances gouvernementales. Tu as peur qu’à cause d’une décision prise unilatéralement, tu doives, l’année prochaine, demain, quitter ta patrie, ton monde, tes amis, un pays qui te prive –et prive ta famille– d’une liberté à laquelle tu n’es pas prêt à renoncer.
Je dois te dire, mon fils, qu’il n’y a pas de petites ou de grandes libertés. Une liberté, c’est comme le gilet de sauvetage dont on sait, en avion, qu’on l’a sous son siège. Même si la probabilité d’avoir à en faire usage est proche de zéro, nous n’accepterions pas d’en être privés.
Ce que tu ressens, ce que tu souhaites dire, ce que je souhaite communiquer s’adresse, également, et peut-être surtout, à tous ceux qui ne savent pas encore qu’ils sont directement concernés par cette remise en question d’un droit fondamental, même s’ils ont fait un choix différent du nôtre.
La liberté de pratiquer l’Instruction En Famille peut devenir soudainement d’actualité pour n’importe qui. Un enfant différent, une situation qui change, cela arrive à tout le monde. Si la marge de manœuvre se réduit comme une peau de chagrin, c’est toute notre liberté qui s’en trouve compromise.
Si nous devons quitter notre pays en raison de nos choix éducatifs, alors même qu’ils sont en parfait accord avec le bien-être de l’enfant et avec les valeurs républicaines, accord dûment contrôlé par l’État lui-même, alors c’en est fait de la liberté, de l’égalité et de la sororité-fraternité qui nous tiennent tant à cœur, et que, toi, mon fils, tu défends si ardemment.
S’il y a un problème, c’est ensemble qu’il faut le résoudre. Et non trancher dans le vif sans tenir compte de la vie de ceux qui sont concernés. On n’ampute pas une jambe pour une épine dans le pied. Travaillons ensemble à trouver les solutions dans lesquelles chacun trouvera son compte.
Pas contre l’école
Car non, mon fils, tes parents ne sont pas contre l’école. Ta maman, ainsi que mes propres parents, ont été des élèves épanouis et heureux, et n’ont, à ce jour, aucun compte à régler avec l’école ou avec le système. Ce n’est donc ni par dépit, ni par désir d’épargner à nos enfants ce que nous aurions vécu comme une mauvaise expérience personnelle que nous avons pris la décision de ne pas vous envoyer, ton petit frère et toi, à l’école.
Non pas contre l’école. Mais pour quelque chose. Pour respecter les rythmes naturels de l’enfant. Tant de choses vont, dorénavant, à l’encontre des grands rythmes humains ! Un exemple parmi d’autres nous en est fourni par la tentative de faire entrer les mathématiques dans un cerveau qui n’y est pas prêt. Le neurobiologiste polonais Marek Kaczmarzyk* met clairement en lumière le fait que, sauf exception, notre cerveau mathématique n’entre en fonction qu’à partir de l’âge de 10 ans, et que toute rencontre forcée avec les mathématiques avant cet âge conduit au sentiment d’incapacité, de nullité personnelle et durable développé par de nombreux enfants, pour la simple raison qu’ils abordent un sujet avant de posséder l’outil approprié pour le comprendre.
Nous voulons continuer à avoir le droit, dans notre pays, si nous en prenons la décision et la responsabilité, de ne pas confronter nos enfants aux mathématiques avant que leur cerveau n’y soit prêt.
Car il ne faut pas oublier qu’une immense majorité de ceux qui pratiquent l’Instruction En Famille, dont nous faisons partie, sont tout sauf des séparatistes ou des clandestins : nous ne nous dissimulons pas, nous déclarons notre mode d’instruction et sommes contrôlés chaque année par l’Éducation nationale et par notre mairie. Loin d’être des marginaux, loin d’être “hors système”, nous sommes l’une des facettes de sa pluralité.
Les nombreux préjugés et malentendus au sujet de l’Instruction En Famille découlent de sa dénomination même, lorsqu’elle est assimilée à “l’école à la maison”. Ne pas aller à l’école ne devrait jamais signifier rester à la maison. La maison nous limite aux idées, aux peurs, aux connaissances de nos parents. Au contraire, ne pas aller à l’école donne toute latitude pour se consacrer à la disposition spontanée que chaque enfant porte en lui : celle d’aller dans le vaste monde. Avec ses diversités et ses solidarités. Pour lesquelles l’enfant est fait. Dont il a un appétit sans borne, conscient que nous sommes complémentaires et qu’ensemble, nous sommes bien plus compétents et plus forts qu’isolés. Je te vois, mon fils, changer la vie de ceux que tu rencontres, comme ils changent la tienne.
Mon fils, je veux aussi te rassurer. Porter l’espoir et, surtout, la confiance : nous vivons dans un état de droit. Tout cela n’est encore qu’un projet, porté par des personnes désireuses de bien faire. L’espoir demeure que ta voix soit entendue et le projet modulé. C’est cet espoir qui m’a porté à t’écrire.
Ton Papa qui t’aime.